Wednesday, October 06, 2004

AFFAIRE BARBU ANGHELESCU c. ROUMANIE - Requête no 46430/99

DEUXIÈME SECTION


AFFAIRE BARBU ANGHELESCU c. ROUMANIE
(Requête no 46430/99)


ARRÊT

STRASBOURG
5 octobre 2004

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Barbu Anghelescu c. Roumanie,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. J.-P. Costa, président,A.B. Baka,L. Loucaides,C. Bîrsan,K. Jungwiert,M. Ugrekhelidze,Mme A. Mularoni, juges,et de Mme S. Dollé, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 2 décembre 2003 et 14 septembre 2004,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 46430/99) dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Barbu Anghelescu (« le requérant »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 11 mars 1998 en vertu de l'ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le gouvernement roumain (« le Gouvernement ») est représenté par Mme R. Rizoiu, Agent du gouvernement roumain auprès de la Cour européenne des Droits de l'Homme, au sein du ministère des Affaires étrangères.
3. Le requérant alléguait, en particulier, qu'il avait subi des mauvais traitements de la part des policiers, lors d'un contrôle routier.
4. La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d'entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole no 11).
5. La requête a été attribuée à la deuxième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement.
6. Par une décision du 2 décembre 2003, la chambre a déclaré la requête partiellement recevable.
7. Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l'affaire (article 59 § 1 du règlement).
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
8. Le requérant est né en 1949 et réside à Turcinesti.
A. L'incident du 15 avril 1996
1. Les faits, tels qu'établis par la cour d'appel de Piteşti, dans son arręt du 18 octobre 2001
9. Le 15 avril 1996, alors qu'il conduisait sa voiture, le requérant fut arrêté par un agent de la police routière, l'adjudant en chef B.
10. Une altercation eut lieu entre le requérant et B. lors de laquelle un autre policier, Z., intervint.
Le policier B. reprocha au requérant de se trouver en état d'ébriété, lui disant qu'il était « ivre mort » et lui adressa des injures. Après quoi, il étrangla le requérant avec son propre foulard et appela son collègue, l'adjudant Z. qui se trouvait cinquante mètres plus loin. Après l'arrivée de celui-ci, B. agressa le requérant, lui causant des blessures nécessitant quatre à cinq jours de soins médicaux, selon le certificat établi le 17 avril 1996 par un médecin du laboratoire médico-légal de Gorj (voir le paragraphe 14, ci-dessous). Ensuite, le requérant tenta de s'échapper mais fut appréhendé par les policiers.
2. La version du Gouvernement
11. Le Gouvernement propose une autre version des faits que celle retenue par la cour d'appel de Piteşti dans son arrêt du 18 octobre 2001.
12. Selon le Gouvernement, lorsque le requérant fut arrêté par des agents de police routière, qui lui demandèrent ses papiers et d'accepter se soumettre au test de l'alcoolémie, il tenta de s'enfuir. Les policiers tentèrent alors de l'immobiliser, pour l'empêcher. Le requérant devint alors agressif, provoquant une altercation. A l'issue de cette altercation, tant le requérant qu'un des policiers furent blessés, ainsi qu'il ressortait des certificats médicaux établis par la suite.
13. D'après le Gouvernement, les lésions traumatiques constatées ultérieurement sur la personne du requérant et provoquées par les policiers furent produites accidentellement, lorsqu'ils tentaient de neutraliser son agressivité et de l'empêcher de s'enfuir.
3. Les résultats de l'examen médico-légal effectué sur le requérant
14. Le parquet ordonna que le requérant fût soumis à un examen médico-légal pour ce qui était des lésions qu'il présentait. Le rapport dressé le 17 avril 1996 par le médecin D. du laboratoire médico-légal de Gorj releva plusieurs lésions traumatiques qui pouvaient être produites par des coups portés avec un corps dur ou par compression avec les doigts ou les ongles. Le rapport décrit trois ecchymoses de 2 x 1 cm˛ sur la partie gauche du cou, dont une couverte par une excoriation, et trois ecchymoses et une excoriation de respectivement 1,5 x 1,5 cm˛, 2 x 1 et 1 x 1 cm˛ sur la partie droite du cou ; une excoriation dans la région claviculaire gauche et une excoriation au front de 1,5 x 0,5 cm˛. Ces lésions nécessitaient, selon le même certificat, quatre à cinq jours de soins médicaux.
B. La procédure pénale ouverte à l'encontre du requérant
15. Ainsi qu'il ressort de l'ordonnance de placement en garde à vue, les policiers arrêtèrent le requérant aux motifs qu'il avait refusé de présenter son permis de conduire et de se soumettre au test de l'alcoolémie, qu'il avait frappé B. et lui avait mordu un doigt.
16. Après son arrestation, dans la soirée du 15 avril 1996, le requérant fut escorté à l'hôpital de Târgu-Jiu pour un prélèvement de produits biologiques aux fins d'établir son taux d'alcoolémie. Ainsi qu'il ressort d'une attestation délivrée le 5 septembre 2000 par le directeur de l'hôpital, le prélèvement fut saisi par la police afin de le déposer au laboratoire médico-légal de Gorj.
17. Le 16 avril 1996, le parquet auprès du tribunal de première instance de Târgu-Jiu décida l'ouverture des poursuites pénales à l'encontre du requérant pour atteinte à l'autorité d'un agent public et refus de se soumettre au prélèvement de produits biologiques. A cet égard, le procureur nota que le requérant avait frappé un agent de police dans l'exercice de ses fonctions, lui occasionnant des lésions qui nécessitaient six à sept jours de soins médicaux.
18. Le même jour, le procureur ordonna la détention préventive du requérant pour une durée de trente jours.
19. Le 25 avril 1996, le requérant fut libéré sous caution.
20. Les produits biologiques prélevés le 15 avril 1996 ne furent jamais transmis par les organes de poursuite pénale au laboratoire médico-légal de Gorj, ainsi que l'atteste une lettre de ce dernier datée du 3 octobre 1996, en réponse à une lettre du tribunal de première instance de Târgu-Jiu.
21. Par réquisitoire du 29 avril 1996, le parquet renvoya le requérant en jugement devant le tribunal de première instance de Târgu-Jiu. Le 13 mars 1998, le tribunal de première instance se dessaisit en faveur du tribunal départemental de Gorj.
22. Par décision du 24 décembre 1998, le tribunal départemental condamna le requérant du chef d'infraction au code de la route et d'atteinte à l'autorité d'un agent de police, à une peine d'un an et six mois d'emprisonnement.
23. Le 4 mai 1999, la cour d'appel de Craiova cassa la décision du 24 décembre 1998 pour défaut de compétence du tribunal départemental et renvoya l'affaire devant le tribunal de première instance de Târgu-Jiu pour un nouveau jugement.
24. Le 23 février 2000, la Cour suprême de Justice décida, sur demande du requérant, de renvoyer l'affaire devant le tribunal de premičre instance de Piteşti pour des raisons de bonne administration de la justice.
25. Le 28 novembre 2000, le requérant fut condamné par ce tribunal à une peine d'emprisonnement d'un an. Le tribunal le reconnut coupable d'atteinte à l'autorité d'un policier et lui imputa également une infraction à l'article 37 § 3 du Code de la route (décret no 328/1965). Par décision du 10 avril 2001, le tribunal départemental d'Argeş confirma le jugement du 28 novembre 2000.
26. Le 18 octobre 2001, la cour d'appel de Piteşti accueillit le recours du requérant. Elle jugea que les faits reprochés ŕ celui-ci n'existaient pas et l'acquitta en vertu de l'article 11 § 2, a)du code de procédure pénale. Se fondant sur les preuves du dossier, notamment sur les certificats médico-légaux et sur les déclarations de trois témoins directs, elle constata que le requérant avait été agressé (« étranglé » et « frappé ») par l'agent de police B. lors d'un contrôle routier. La cour d'appel jugea que les deux policiers avaient agi abusivement, de sorte que l'on ne pouvait reprocher au requérant d'avoir tenté de s'échapper.
27. Pour ce qui était des témoins ayant fait des déclarations en faveur de l'accusation, la cour d'appel considéra qu'aucun de ces témoins n'avait assisté directement à l'incident du 15 avril 1996, mais que certains d'eux étaient placés trop loin du lieu de l'incident (à plus de 50 mètres) alors que d'autres avaient seulement appris indirectement les faits.
C. La procédure pénale à l'encontre des agents de police
28. Le 10 mai 1996, le requérant porta plainte contre B. et Z. pour comportement abusif dans l'exercice de leurs fonctions, fait réprimé par l'article 250 du code pénal roumain.
29. Le 3 juin 1997, le parquet militaire de Craiova ordonna l'ouverture de poursuites pénales à l'encontre de B. Lors de cette procédure, le requérant se constitua partie civile. Le 12 janvier 1998, le parquet décida d'arrêter les poursuites contre B. (« scoaterea de sub urmãrire penalã ») et rendit un non-lieu en ce qui concernait Z.
30. Dans sa décision du 12 janvier 1998, le parquet militaire considérait que le policier B. n'avait pas eu de comportement abusif et qu'il avait tenté d'empêcher le requérant de s'enfuir en le tirant par le foulard. En ce qui concernait les lésions traumatiques présentées par le requérant, le parquet militaire considérait qu'elles n'avaient pas été causées intentionnellement par le policier B., mais qu'elles étaient la conséquence d'actes par lesquels la tentative régulière d'immobiliser le requérant et de l'empêcher de s'enfuir s'était matérialisée. Le parquet militaire retenait aussi que ce dernier avait eu une conduite réfractaire, voire agressive et qu'il avait adressé des injures au policier B. et l'avait mordu, en tendant de s'enfuir. Pour ce qui était de l'omission des policiers de présenter pour analyse les produits biologiques prélevés au requérant, le parquet militaire constatait que les policiers en cause avaient déposé ces produits biologiques au commissariat de police et qu'aucune trace de ceux-ci n'avait été retrouvée. Le parquet militaire concluait qu'il ne pouvait pas établir qui étaient les personnes responsables de cette omission.
31. Le requérant forma un recours hiérarchique. Le 22 avril 1998, le parquet militaire auprès de la Cour suprême de justice confirma la décision du 12 janvier 1998.
Le requérant se pourvut contre les décisions du parquet auprès du tribunal militaire de Timişoara, voie de recours qui n'était pas prévue par le code de procédure civile, mais qui avait été ouverte à la suite d'une décision de la Cour constitutionnelle roumaine, no 486 du 2 décembre 1997, en vertu du principe du libre accès à la justice prévu par l'article 21 de la Constitution.
32. Le 25 mai 2001, le tribunal militaire accueillit le recours du requérant, constata que l'enquête pénale était incomplète et renvoya l'affaire au parquet militaire de Craiova en lui indiquant les investigations qui devaient être accomplies. Le tribunal considéra que le parquet n'avait établi exactement ni le lieu ni l'heure de l'incident, qu'il n'avait pas vérifié l'ordre de mission reçu pas les policiers en cause et s'ils l'avaient ou non respecté.
33. Du surcroît, le tribunal militaire remarqua que le parquet n'avait pas enquêté sur la question de savoir si les policiers avaient utilisé la force physique à l'encontre du requérant parce que cela avait été rendu nécessaire par son comportement ou à d'autres fins. Le tribunal indiqua que la culpabilité des policiers devait également être établie par rapport aux motifs retenus dans la décision de placement en garde à vue du requérant. Il indiqua que le personnel de la maison d'arrêt du commissariat de police, ainsi que les détenus partageant la cellule du requérant le jour de son arrestation, devraient être également entendus. Le tribunal considéra par ailleurs que, bien qu'il ait été établi que les produits biologiques avaient été prélevés sur le requérant, il était abusif de la part des policiers de ne les avoir jamais présentés pour analyse, mais d'avoir accusé le requérant de s'être soustrait à l'obligation de permettre que de tels produits lui soient prélevés.
34. Le tribunal militaire ordonna au parquet d'effectuer tous les actes d'enquête qu'il avait identifiés comme incomplets ou manquants. Il prescrivait au parquet d'analyser également le dossier d'enquête administrative concernant le policier B. qui avait été révoqué (« trecut în rezervã ») par la suite.
35. La décision du 25 mai 2001 devint définitive et le dossier d'enquête fut envoyé au parquet militaire de Craiova.
36. Les 19 juillet et 21 novembre 2001, le requérant demanda au parquet d'accélérer l'enquête.
37. Après avoir entendu les policiers accusés les 29 juillet et le 2 août 2002, le parquet militaire rendit une décision de non-lieu le 11 septembre 2002.
38. Ainsi qu'il ressort des pièces du dossier d'enquête, aucun autre acte d'enquête ne fut accompli dans l'affaire.
39. La décision du parquet était ainsi motivée : « l'examen de l'ensemble des preuves et la nouvelle audition des policiers en cause n'ont pas relevé d'éléments nouveaux de nature à infirmer la décision initiale ».
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
40. Les dispositions relatives au statut des procureurs militaires et des policiers étaient contenues dans la loi no 54 du 9 juillet 1993 sur l'organisation des tribunaux et des parquets militaires et se lisaient ainsi :
Article 17
« Les attributions du Ministère public sont exercées par l'intermédiaire des procureurs militaires organisés en Parquets militaires auprès de chaque tribunal militaire. »
Article 23
« Les procureurs militaires ont la qualité de magistrats et font partie du corps des magistrats. »
Article 24
« Peut être nommé magistrat militaire la personne qui (...) a la qualité d'officier actif. »
Article 30
« Les magistrats militaires sont des militaires actifs et ils jouissent de tous les droits et obligations découlant de cette qualité. (...) Les grandes militaires sont octroyés en vertu des normes applicables aux cadres permanents du Ministère de la Défense nationale. »
Article 31
« La violation, par les magistrats militaires, des normes établies par le Règlement de discipline militaire entraîne leur responsabilité conformément avec ses dispositions. »
41. A la date des faits, l'organisation et le fonctionnement de la police roumaine étaient régis par la loi no 26 du 12 mai 1994, en vertu de laquelle les policiers avaient la qualité de militaires actifs. Les poursuites pénales et le jugement des policiers poursuivis pour avoir commis des faits prohibés par la loi pénale relevaient, en vertu de leur qualité de militaires actifs, de la compétence des parquets et des tribunaux militaires.
42. Cette loi a été abrogée par la loi no 218 du 23 avril 2002, sur l'organisation et le fonctionnement de la police, et la loi no 360 du 6 juin 2002, sur le statut du policier, en vertu desquelles le ministère de l'Intérieur s'est vu démilitarisé, les policiers ayant désormais la qualité de fonctionnaires publics. Les poursuites pénales et le jugement des policiers relèvent désormais de la compétence des parquets et des tribunaux ordinaires.
43. Conformément au droit interne en vigueur à l'époque des faits, le personnel de la police était assimilé aux militaires. La compétence pour enquêter sur les policiers appartenait aux parquets et aux tribunaux militaires.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
Le requérant allègue une violation de l'article 3 de la Convention, qui est ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
44. La Cour relève que ce grief du requérant porte, d'une part, sur les mauvais traitements qu'il aurait subis de la part des policiers, le 15 avril 1996 et, d'autre part, sur le caractère de l'enquête menée par les autorités au sujet desdits traitements.
1. Sur l'allégation de mauvais traitements
A. Arguments des parties
45. Le requérant expose que les policiers accusés lui ont infligé des mauvais traitements qui n'étaient ni nécessaires, ni justifiés, car il s'était soumis tant au contrôle routier qu'au prélèvement demandé. Il fait également valoir qu'il a subi des conséquences négatives de ces traitements, dans la mesure où il ressent toujours une sensibilité au niveau du cou et qu'il a des vertiges.
46. Le Gouvernement soutient que le comportement des policiers en cause a été rendu nécessaire par la conduite agressive du requérant et qu'il avait pour seul but d'assurer le respect d'une obligation imposée par la loi, à savoir de se soumettre au prélèvement de produits biologiques.
47. Selon le Gouvernement, la source des lésions traumatiques constatées sur la personne du requérant aurait été purement accidentelle, les policiers n'ayant pas l'intention de lui infliger un traitement humiliant. Leur recours à la force aurait été rendu nécessaire par la tentative du requérant de s'enfuir, ainsi que par son agressivité.
48. En outre, de l'avis du Gouvernement, les prétendus mauvais traitements infligés au requérant n'atteindraient pas le seuil minimum de gravité pour tomber sous le coup de l'article 3 de la Convention, compte tenu de la durée de ces traitements et de leurs effets sur le requérant – uniquement certains lésions dans la région du cou, qui n'ont pas engendré des conséquences graves ou de longue durée sur l'état de santé du requérant - ainsi que du sexe, de l'âge et de l'état de santé de ce dernier.
49. Par ailleurs, le Gouvernement soutient que le requérant aurait été de mauvaise foi dans ses allégations contradictoires et, de toute évidence, exagérées, présentées tant devant les autorités internes que devant la Cour.
B. Appréciation de la Cour
50. La Cour note qu'il n'est pas contesté que le requérant a subi des coups et blessures, lorsqu'il a été arrêté par des policiers, lors d'un contrôle routier, le 15 avril 1996. Les traces de l'agression ont été constatées par un rapport médico-légal qui attestait plusieurs ecchymoses et excoriations dans la région du cou, une excoriation au front et une autre dans la région claviculaire du thorax.
51. La Cour constate que les parties discutent les faits quant à la source des lésions traumatiques constatées sur la personne du requérant. Ce dernier soutient avoir été battu par les policiers, alors que le Gouvernement soutient que lesdites lésions ont eu un caractère accidentel, inhérent au processus d'immobilisation du requérant, qui aurait tenté de s'enfuir et serait devenu agressif.
52. La Cour rappelle que pour l'appréciation des éléments de fait, elle se rallie au principe de la preuve « au delà de tout doute raisonnable », mais ajoute qu'une telle preuve peut résulter d'un faisceau d'indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants ; en outre, le comportement des parties lors de la recherche des preuves peut être pris en compte (Orhan c. Turquie, no 25656/94, § 264, 18 juin 2002).
Cependant, eu égard à la nature subsidiaire de son rôle, la Cour rappelle qu'elle doit se montrer prudente quant à prendre le rôle d'un tribunal de première instance compétent pour apprécier les faits, sauf si cela est rendu inévitable par les circonstances d'une affaire particulière (McKerr c. Royaume Uni (déc.), no 28883/95, 4 avril 2000).
En principe, là où des procédures internes ont été menées, ce n'est pas la tâche de la Cour de substituer sa propre version des faits à celle des autorités internes auxquelles il appartient d'établir les faits sur la base des preuves recueillies par elles. Si les constatations de celles-ci ne lient pas la Cour, qui demeure libre de se livrer à sa propre évaluation à la lumière de l'ensemble des matériaux dont elle dispose, normalement elle doit être en possession de données convaincantes qui puissent l'amener à s'écarter des constatations de fait des juges nationaux (Klaas c. Allemagne, arrêt du 22 septembre 1993, série A no 269, p. 17, § 29).
53. La Cour constate qu'en l'espèce, la cour d'appel de Piteşti, saisie de l'action pénale contre le requérant du chef d'atteinte à l'autorité des policiers, a acquitté ce dernier. La cour d'appel a constaté qu'il avait subi une agression de la part desdits policiers, ces derniers agissant abusivement, de sorte que l'on ne pouvait reprocher au requérant d'avoir tenté de s'échapper. La cour d'appel s'est fondée notamment sur les certificats médico-légaux produits en l'espèce et sur les déclarations de trois témoins directs. Elle jugea non crédibles les déclarations des témoins de l'accusation au motif qu'aucun d'eux n'avait assisté directement à l'incident du 15 avril 1996, soit parce qu'ils étaient placés trop loin du lieu de l'incident, soit parce qu'ils avaient appris indirectement les faits.
54. La Cour constate aussi que les investigations du parquet militaire contre les policiers accusés de mauvais traitements ont abouti à une conclusion radicalement différente de celle de la cour d'appel de Piteşti. Le parquet militaire rendit un non-lieu au motif que les policiers n'avaient pas eu l'intention d'agresser le requérant lorsqu'ils avaient tenté l'empêcher de s'enfuir. Or, cette conclusion du parquet a été infirmée par le tribunal militaire de Timişoara, au motif que l'enquête était incomplète. En même temps, le tribunal a demandé au parquet militaire d'accomplir certaines investigations supplémentaires.
Toutefois, sans qu'il accomplisse les investigations demandées par le tribunal, le parquet a rendu un non lieu contre les policiers (voir les paragraphes 31-39 ci-dessus).
Dès lors, la Cour ne saurait retenir les conclusions du parquet exposées dans le non-lieu du 11 septembre 2002.
55. Compte tenu également des éléments en sa possession, elle estime, à l'instar de la cour d'appel de Piteşti, que les policiers mis en cause avaient été les premiers à agresser le requérant, sans que le recours à la force soit rendu nécessaire par son comportement.
La Cour ne possède aucune donnée convaincante qui puisse l'amener à s'écarter des constatations de fait des juges de la cour d'appel de Piteşti.
56. Partant, la Cour considère que le requérant a été victime d'un traitement contraire à l'article 3 de la Convention.
57. Elle rappelle que l'appréciation de la gravité des mauvais traitements est relative par essence ; elle dépend de l'ensemble des circonstances propres à l'affaire, telles que la durée du traitement ou ses effets physiques ou psychologiques et, dans certains cas, du sexe, de l'âge et de l'état de santé de la victime. Lorsqu'un individu se trouve privé de sa liberté, ou, plus généralement, se trouve confronté à des agents des forces de l'ordre, l'utilisation à son égard de la force physique lorsqu'elle n'est pas rendue nécessaire par son comportement porte atteinte à la dignité humaine et constitue, en principe, une violation du droit garanti par l'article 3 (Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 120, CEDH 2000-IV et Pantea c. Roumanie, no 33343/96, §§ 185-186, 3 juin 2003, non publié).
58. La Cour constate que le requérant a subi des blessures légères au niveau du cou qui ont nécessité, selon le certificat médico-légal établi en la cause, quatre à cinq jours de soins médicaux. Ces lésions n'ont pas engendré des conséquences graves ou de longue durée sur l'état de santé du requérant.
59. Quant aux vertiges et à la sensibilité dont le requérant prétend qu'ils sont les effets à longue durée de ces mauvais traitements, la Cour note que ce dernier n'a produit aucune preuve en attester.
60. Eu égard à la nature des lésions constatées sur la personne du requérant, la Cour estime que les actes incriminés constituent un traitement dégradant au sens de l'article 3 de la Convention.
61. Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut qu'il y a eu violation de l'article 3 de la Convention de ce chef.
2. Sur le caractère adéquat ou non des investigations menées par les autorités internes
A. Arguments des parties
62. Le requérant soutient que l'enquête concernant les mauvais traitements qu'il a subis n'a pas été effective car le parquet militaire a refusé d'accomplir certains actes d'enquête importants, bien que le tribunal militaire lui ait ordonné de le faire.
63. Le Gouvernement conteste les allégations du requérant et relève que tant les procureurs que le tribunal militaire ont mené une enquête effective, en accomplissant de nombreuses investigations, et ont examiné tous les griefs du requérant.
B. Appréciation de la Cour
64. La Cour rappelle que, lorsqu'un individu affirme de manière défendable avoir subi, de la part de la police ou d'autres services comparables de l'Etat, des traitements contraires à l'article 3 de la Convention, cette disposition, combinée avec le devoir général imposé à l'Etat par l'article 1 de « reconna[ître] à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés définis (...) [dans la] Convention », requiert, par implication, qu'il y ait une enquête officielle effective. Cette enquête, à l'instar de celle requise par l'article 2, doit pouvoir mener à l'identification et à la punition des responsables (Labita, précité, § 131).
65. La Cour note qu'une enquête a bien eu lieu dans la présente affaire. Il reste à apprécier la diligence avec laquelle elle a été menée et son caractère « effectif ».
66. Elle rappelle que pour qu'une enquête menée au sujet des faits d'homicide ou de mauvais traitements commis par des agents de l'Etat puisse passer pour effective, on peut considérer, d'une manière générale, qu'il est nécessaire que les personnes responsables de l'enquête et celles effectuant les investigations soient indépendantes de celles impliquées dans les événements (voir, par exemple, les arrêts Güleç c. Turquie du 27 juillet 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-IV, §§ 81-82, et Öğur c. Turquie [GC] no 21954/93, CEDH 1999-III, §§ 91-92). Cela suppose non seulement l'absence de tout lien hiérarchique ou institutionnel mais également une indépendance pratique (voir, par exemple, l'arrêt Ergı c. Turquie du 28 juillet 1998, Recueil 1998-IV, §§ 83-84, et Kelly et autres c. Royaume-Uni, no 30054/96, § 114, 4 mai 2001).
67. La Cour note tout d'abord que l'indépendance des procureurs militaires qui ont mené l'enquête à l'égard des policiers peut être mise en doute eu égard à la réglementation nationale en vigueur à la date des faits. A cet égard, elle relève qu'en vertu de la loi no 54/1993, les procureurs militaires sont des officiers actifs, au même titre que les policiers, à l'époque des faits, faisant partie de la structure militaire, fondée selon le principe de la subordination hiérarchique ; ils bénéficiaient de grades militaires, jouissaient de tous les privilèges en la matière et étaient responsables de la violation des règles de discipline militaire.
68. En outre, la Cour note qu'un tribunal national a considéré dans une décision définitive que l'enquête était incomplète et a renvoyé l'affaire au parquet militaire en lui indiquant les investigations qui devaient être accomplies. Le parquet militaire a rendu une nouvelle décision de non-lieu le 11 septembre 2002. Ainsi qu'il ressort du dossier d'enquête produit par le Gouvernement, le parquet n'a toutefois pas effectué les investigations prescrites par le tribunal militaire afin de compléter l'enquête.
69. Or, la Cour estime particulièrement frappant le fait que le parquet militaire n'a nullement pris en considération, lorsqu'il a rendu sa décision de non-lieu du 11 septembre 2002, les indications données par le tribunal militaire de Timişoara, le 25 mai 2001.
70. Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que les autorités n'ont pas mené d'enquête approfondie et effective au sujet de l'allégation défendable du requérant d'avoir été soumis à des mauvais traitements par les policiers.
Partant, elle conclut à la violation de l'article 3 de la Convention également à cet égard.
II. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
71. Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
72. Par deux lettres datées du 30 janvier 2004, le requérant a indiqué deux estimations différentes du préjudice matériel qu'il aurait subi, découlant de l'impossibilité, à cause de son absence, due à sa détention du 15 août au 25 avril 1996, d'accomplir différents travaux à sa propriété agricole.
Dans une des lettres, il a estimé le préjudice matériel à 460 000 000 lei roumains (ROL), alors que dans l'autre lettre, il l'a estimé à 1 136 000 000 ROL.
73. S'opposant aux prétentions du requérant, le Gouvernement souligne l'absence de lien de causalité entre le préjudice invoqué et les griefs examinés par la Cour. Il fait valoir que la demande du requérant est exorbitante et disproportionnée, étant donné en particulier que l'intéressé n'a soumis aucun élément de preuve à l'appui de ses prétentions au titre du préjudice matériel.
74. Le requérant allègue aussi un préjudice moral de 1 000 000 dollars américains (USD) au titre des souffrances physiques et psychiques subies tant en raison des mauvais traitements infligés par les policiers, qu'à cause de son arrestation abusive.
75. Le Gouvernement considère exorbitantes les prétentions du requérant et prie la Cour de prendre en compte, lors de l'estimation du préjudice moral, le degré de gravité relativement faible des traitements incriminés, y compris par rapport à d'autres affaires similaires. A cette fin, le Gouvernement renvoie à l'arrêt Kmetty c. Hongrie (no 57967/00, du 16 décembre 2003). Il indique aussi que seuls les griefs tirés de l'article 3 de la Convention ont été déclarés recevables, de sorte que la Cour n'est en mesure d'octroyer aucune indemnité pour la réparation du préjudice prétendu par le requérant en relation avec son arrestation et détention provisoire.
76. La Cour relève que la seule base à retenir pour l'octroi d'une satisfaction équitable réside en l'espèce dans les traitements contraires à l'article 3 de la Convention subis par le requérant et dans l'absence d'enquête efficace de la part des autorités nationales, à cet égard.
77. Eu égard aux circonstances de la cause et statuant en équité comme le veut l'article 41, elle décide de lui octroyer 7 000 EUR (sept mille euros).
B. Frais et dépens
78. Le requérant demande 407 130 000 ROL pour les frais qu'il a encourus tant devant les juridictions internes, que devant la Cour. Il ne fournit aucun justificatif.
79. Le Gouvernement prie la Cour de rejeter les prétentions du requérant au titre des frais et dépens comme non étayées.
80. La Cour note que le requérant n'a pas formulé ses prétentions au titre de l'article 41 selon les modalités prévues par l'article 60 du règlement ; en particulier, il n'a pas joint les justificatifs nécessaires correspondant aux prétentions exposées. La Cour conclut en conséquence au rejet de sa demande.
C. Intérêts moratoires
81. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR , À l'UNANIMITÉ,
1. Dit qu'il y a eu violation de l'article 3 de la Convention du fait du traitement dégradant auquel le requérant a été soumis par les policiers, le 15 avril 1996 ;
2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 3 de la Convention du fait que les autorités n'ont pas mené d'enquête suffisante et effective au sujet dudit traitement ;
3. Dit
a) que l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, 7 000 EUR (sept mille euros) pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt sur ladite somme, à convertir en lei roumains au taux applicable à la date du règlement ;
b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 5 octobre 2004 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
S. Dollé J.-P. CostaGreffière Président

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